Cet article est le deuxième d’une série consacrée à la senne danoise, une méthode de pêche controversée. Le premier article traitait de la large opposition des pêcheurs artisans français confrontés à cette méthode de pêche. Dans ce second article, nous questionnons le rôle de la SCOPALE, armement appartenant aux groupes Les Mousquetaires et Le Garrec et à la Coopérative d’Opale, dans la transformation des pêcheries du Nord et de Normandie.
Qu’est-ce que la « pêche artisanale » ?
Cet article nécessite de réactiver un débat épineux : qu’est-ce que la pêche artisanale ? En France, la « pêche artisanale » recoupe des réalités variées et tout porte à croire que certains veulent maintenir l’ambiguïté. Dans le système français, « est reconnu comme artisan tout armateur d’un bateau de moins de 25m embarqué et ne possédant pas plus de 2 bateaux ». Ces « artisans » sont donc propriétaires de navires aussi différents qu’une petite barque de 7m ou qu’un hauturier de 25m. Dans ce dernier cas, il sera à la tête d’une entreprise de près de 10 salariés pour un chiffre d’affaire de quelques millions d’euros. Au niveau européen, les ONGs environnementales ont mené une campagne de plaidoyer pour que la pêche artisanale soit définie comme regroupant « Les bateaux de moins de 12 mètres, travaillant dans la zone des 12 mile, et pratiquant une pêche à la journée ». La question des engins a aussi été posée par certaines ONGs environnementales qui souhaiteraient que les engins actifs comme le chalut ou la drague ne fasse pas partie du modèle artisan, déclenchant la colère des institutions représentatives de la pêche française. On peut en effet arguer qu’il est difficile de définir un coquillard de 10 mètres comme « bateau industriel ». Bien qu’il soit nécessaire de rappeler cet historique, la question que nous posons ici est celle de l’armateur embarqué, et nous définirons la pêche artisanale comme celle pratiquée par des armateurs embarqués à bord de leur navire.
Tristement célèbre suite à la campagne victorieuse de BLOOM contre la chalutage profond, la SCAPECHE est le premier armateur de « pêche fraîche » en France. Cette entreprise qui exploite une vingtaine de bateaux de pêche s’appuie en réalité sur l’un des principaux réseaux de grande distribution : c’est une filiale du groupe « Les Mousquetaires-Intermarché » . Voyant son image ternie par les campagnes menées contre le chalutage profond, la Scapêche assure aujourd’hui participer au « développement de la pêche côtière et artisanale ». Comment un groupe financier peut-il prétendre participer au développement d’une pêche dite artisanale ? C’est simple : le groupe financier en question entre au capital des entreprises de la pêche artisanale, ce qui pose de sérieuses questions quant à la structure socio-économique des pêcheries concernées.
Les armateurs artisans rencontrent en effet de grandes difficultés de financement : acheter un navire entre 16 et 25m est extrêmement coûteux, notamment en raison de la limitation des licences et de la clef de répartition des quotas. En effet, les quotas sont attribués à chaque bateau, en fonction des « antériorités de capture » du navire en question. De plus le PME (Permis de Mise en Exploitation = droit à produire) d’un bateau étant contingenté, un bateau prend artificiellement de la valeur marchande en fonction des « antériorités » qu’il possède, créant une véritable spéculation sur des navires très anciens mais possédant des antériorités. La conséquence de ce système est de mettre en grande difficulté les jeunes, qui se retrouvent à acheter de vieux bateaux à des prix très élevés, afin d’avoir accès aux antériorités attribuées à ces bateaux. Comme le dit un pêcheur du Guilvinec non sans une pointe d’humour : « Aujourd’hui, un jeune armateur du Guilvinec, il a 45 ans ». Au contraire des pêcheurs artisans, le groupe Intermarché dispose de capacités de financement quasiment illimitées.
La participation au capital d’entreprises dites « artisanales » revêt de nombreux avantages pour un groupe comme « Les Mousquetaires »
- Un approvisionnement facilité par une concentration verticale de la filière (du pêcheur au consommateur en passant par la transformation, le groupe capte l’intégralité de la valeur ajoutée, tout en assurant aux bateaux de meilleurs tarifs auprès des coopératives et des compagnies d’assurance)
- Une image marketing lissée : le groupe peut ainsi se targuer de commercialiser des produits « issus de la pêche artisanale » (alors que les bateaux en question font en réalité parti d’un armement industriel)
- La possibilité d’influencer les investissements ou les espèces ciblées : le groupe est co-propriétaire des bateaux.
- La captation de nouvelles parts de marché (alors que les grandes et moyennes surfaces représentent déjà plus de 70% des ventes de produits de la mer)
Et la Senne Danoise dans tout ça ?
C’est bien simple, les bateaux de la SCOPALE sont en grande majorité des senneurs polyvalents qui travaillent à la senne danoise et aux chaluts de fond et pélagique. Comme expliqué dans notre premier article, les témoignages des pêcheurs artisans sur les impacts de la senne danoise sont assez alarmants : des carrés de 1 mile sur 1 mile temporairement vidés après le passage d’un senneur.
De plus, le contrat avec « l’artisan-patron-armateur » (ni complètement artisan, ni complètement patron, ni complètement armateur) prévoit une clause de priorité pour l’approvisionnement de l’usine Capitaine Houat, les Intermarchés et les Netto. Or, orienter le travail des pêcheurs pour coller avec la demande, pourrait achever ce qui est une particularité de l’artisan pêcheur : le couple métier-saison. Ce n’est plus le consommateur qui accepte la variabilité du métier de pêcheur, mais le pêcheur qui doit se conformer aux attentes du consommateur. Un cercle vicieux qui peut amener à surexploiter certaines espèces, et rendre certaines espèces inconnues du grand public (voir à ce propos la très bonne campagne de l’Association des Ligneurs de la Pointe de Bretagne sur les espèces de poissons oubliées). La senne danoise est une méthode de pêche terriblement efficace, qui ne respecte pas les cycles biologiques, mais qui est censée produire un poisson de qualité. Le consommateur n’y voit que du feu : « si le poisson est frais, c’est qu’il doit être de saison »
Le fait de pouvoir qualifier cette pêche d' »artisanale » laisse aussi entrevoir les possibilités de dérives marketing, comme en témoignent des labels ou appellations qui ont déjà valu quelques problèmes à l’entreprise (auto-label « pêche responsable » en 2012).
En effet, alors que la senne danoise est contestée par la grande majorité des artisans français, le poisson pêché à la senne par les bateaux de la SCOPALE est défini comme « issu d’une pêche artisanale » une fois dans le rayon poissonnerie de l’Intermarché local. Les pêcheurs artisans, déjà impactés par les dégâts écosystémiques de cette technique, voient leur image récupérée par un armement industriel.
Mais alors, pourquoi un tel système ?
La pêche a besoin de financement. Les « grands artisans » sont particulièrement demandeurs étant donné l’importance des investissements sur les navires de 18 à 25m. Les impératifs de sécurité et de confort pour les marins, la performance et les économies de carburants nécessitent des bateaux bien entretenus et modernes. Pour faciliter les investissements, le secteur s’est doté, au cours du 20ème siècle, d’un certains nombre d’outils : Crédit Maritime, armements coopératifs, etc. Ce sont ces structures qui ont joué le rôle ambigu d’adaptation de la pêche artisanale à la « modernité européenne » (marché commun, organisations de producteurs, innovation technologique, approvisionnement de l’industrie alimentaire, …). Ces structures collectives et coopératives, d’abord aux mains des professionnels, ont accompagné les mutations du secteurs. Les pêcheurs artisans ont depuis été en partie dépossédés de leurs instances coopératives qui sont désormais aux mains par des investisseurs (banques et assurances relatives au monde de la pêche).
La question de leur représentativité se pose de plus en plus : les critiques de la part des défenseurs de la petite pêche ne sont pas rares, au risque d’écorner la fameuse solidarité maritime. La création de la SCOPALE par l’armement SCAPECHE ne peut que renforcer ce sentiment.
Si elle est présentée comme un armement coopératif (on pourrait même voir dans le nom une évocation des SCOP…), il s’agit en réalité d’une Société par Actions Simplifiée et son seul lien avec la Coopération Maritime est d’être détenue à 50% par une coopérative maritime créée en octobre 2014 : « Pêcheurs d’Opale ». Au départ, l’autre moitié du capital était la propriété de la SCAPECHE.
La SCOPALE se propose donc d’acquérir des parts de navires neufs pour aider de jeunes patrons à s’installer. Ces derniers sont donc actionnaires minoritaires (40%) de l’armement. (On a donc une répartition la répartition suivante 40% patron / 30% Coopérative maritime / 30% Scapeche). Les armements coopératifs avaient comme objectif, pour la quasi-totalité d’entre eux, l’accession à la propriété pour les artisans. Ici, il est avant tout question de relancer l’activité du port de Boulogne-sur-Mer et d’assurer l’approvisionnement des Mousquetaires.
Comme le dit un artisan boulonnais « Dès qu’un navire est mise en vente, la Scapêche peut faire une offre supérieure à n’importe quel artisan individuel. C’est bien plus sécurisant pour un artisan de rentrer dans la SCOPALE pour ne pas investir tout seul. Mais du coup ce ne sont plus des artisans. En croyant acheter un bateau, ils vendent la pêche artisanale aux industriels »
Ainsi, en prétendant « sauver la pêche artisanale boulonnaise », la SCOPALE est en réalité en train de capitaliser sur l’effondrement de la pêche artisanale locale : les artisans disparaissent au profit d’un gros armement, et la senne danoise, utilisée par les bateaux de la SCOPALE, finit de tuer les artisans restants. Au bout de la chaine, le poisson pêché à la senne danoise par un armement industriel est vendu sous l’appellation « poisson issu d’une pêche artisanale ». La SCOPALE n’a pas sauvé la pêche artisanale et aux yeux des pêcheurs artisans, elle a participé à sa destruction.
Le rôle des instances dites « représentatives » …
Un problème d’autant plus grave que les instances représentatives, qui prétendent « défendre et représenter tous les pêcheurs sans distinction », ont en réalité un double discours. Comme nous l’expliquions dans notre premier article, certains comités régionaux des pêches se sont positionnés contre la senne danoise. Cependant, au sein des instances nationales, certains exemples montrent bien le soutien apporté au développement de la senne danoise. En effet, on peut constater des irrégularités dans l’attribution des licences « senne de fond » (ces licences correspondent aux licences nécessaires pour pratiquer la senne danoise).
Tout d’abord, le décret de création de la licence « senne de fond » en Manche Est est paru au journal officiel de la république le 24 décembre 2018.
Or la commission d’attribution des licences « senne de fond » en Manche Est a eu lieu le 17 décembre 2018, soit une semaine avant.
Les photos ci-dessus nous amènent légitimement à douter de la légalité d’une procédure d’attribution de licence réalisée avant que cette licence existe légalement.. De plus, cette procédure a permis de favoriser des armateurs comme la SCOPALE qui a récolté 8 licences lors de la commission. En effet, la licence n’étant pas légalement crée, difficile pour les armateurs de demander cette licence. Il est possible de questionner les intentions du CNPMEM : cette commission d’attribution, organisée avant même que l’existence de la licence soit officielle, avait elle pour but de favoriser certains armements comme la SCOPALE ? Retrouvez les deux documents cités en format PDF ci-dessous :
De plus, on constate dans la liste d’attribution que parmi les 8 licences attribuées à la SCOPALE, 5 sont attribuées à des navires (ROSE DE CASCIA, MARMOUSSET III, LA TRINITE, MANUREVA et MERCATOR) …
Alors que 3 sont attribuées à l’armement, sans préciser le nom du bateau.
Suite à cette attribution en Décembre 2018, on peut lire sur le site du groupe « Intermarché-Les Mousquetaires » en Mars 2019 : « La SCOPALE lance la construction de trois bateaux »
Ainsi, le CNPMEM a attribué à la SCOPALE des licences pour la senne danoise, en prévision de la construction de 3 senneurs danois par l’armement appartenant au groupe « Les Mousquetaires-Intermarché », qui s’en est venté sur sont site internet :
L’attribution de licences de pêche à une groupe financier, alors que ces licences n’existaient pas encore légalement, et avant même que ce groupe n’ai construit les bateaux en question … pose de grosses questions quant à l’intégrité du CNPMEM. Il semblerait que certaines instances dites « représentatives » de la pêche française aient volontairement ou non favorisé l’obtention de droits de pêche par la SCOPALE. Retrouvez les documents cités en format PDF ci-dessous :
Et la Coquille-Saint-Jacques dans tout ça ?
Désormais, le groupe LE GARREC est aussi actionnaire de la SCOPALE. Pour rappel, le GARREC est un groupe qui possède à la fois des navires de pêche industriels, des unités de mareyage, et des unités logistiques de transport frigorifique. Encore une fois on assiste à une concentration horizontale de la filière. Le groupe LE GARREC, déjà propriétaires de différentes unités de décortiquage de coquilles Saint-Jacques, a récemment racheté l’armement Favroux, acquérant ainsi de nombreux coquillards de Dieppe … et leurs licences « Coquille-Saint-Jacques ». Cette concentration du capital dans le secteur de la Coquille n’est pas sans inquiéter les artisans pêcheurs.
Ainsi, le groupe Intermarché et le groupe LE GARREC prennent progressivement des parts dans la pêche d’une espèce hautement lucrative traditionnellement réservée à la pêche artisanale : la Coquille-Saint-Jacques. En effet, le dernier bateau de la SCOPALE est un coquillard de 16 mètres.
Comme le dit un pêcheur artisan boulonnais : « Ce qui m’inquiète, c’est pas l’armement en lui même, mais leurs intentions. Le nouveau bateau qui fait 16 mètres et a la licence coquille en Baie de Seine, ça pose problème. Bientôt ils vont racheter encore plus de coquillards et progressivement accaparer une ressource que les artisans gèrent collectivement depuis des années »
Une situation inquiétante : que ce soit d’un point de vue économique, social ou environnemental, la SCOPALE fait mal à la pêche artisanale … s’approprie l’image marketing du pêcheur artisan pour valoriser ses volumes de poisson dans les grandes surfaces … tout en contrôlant le jeu politique des instances dites « représentatives ».
Il est nécessaire que pêcheurs et consommateurs luttent ensemble contre de genre de pratiques !!
En apprenant il y a quelques années les intentions de la scapeche je me douter de l issue finale pour cette entreprise . À l origine la scapeche était composée de bateaux semi industriel mais avec l acharnement de bloom ils ont dû changer leur fusil d épaule , ce qui nous amène dans cette situation . Triste réalité.
Bonjour ! Vous soulevez là un problème épineux : le rôle de la campagne contre le chalutage profond dans le repli de la Scapêche vers une pêche « côtière et artisanale ». Cependant, il parait un peu réducteur d’accuser BLOOM d’avoir forcé la Scapêche à se reconvertir vers ce type de pêche. En effet :
1. Il ne faut pas oublier que grâce à BLOOM, la Scapêche a d’elle même arrêté la pratique du chalutage profond, ce qui est avant tout une bonne nouvelle pour l’environnement
2. Le groupe « Les Mousquetaires » est autonome dans sa prise de décision
3. L’achats de bateau « côtiers » avait commencé bien avant la fin du chalutage profond, une stratégie qui est d’ailleurs l’apanage d’autres groupes comme France Pélagique et le fameux armement War Raog détenu en propre par A. Dhellemes
Qu’en pensez vous ?
Surtout n’hésitez pas à commenter en nous livrant votre avis sur la mainmise de la grande distribution dans le monde de la pêche !
Ces manoeuvres se retrouvent dans l’agriculture avec les Groupements Fonciers Agricoles pour contourner les règlements SAFER , par ailleurs gérés de façon discutable . C’est aussi comme çà que les licences et quotas artisanaux des islandais se sont retrouvés détenus petit à petit par les grands groupes agroalimentaires anglais , norvégiens , hollandais ou allemands . Chez nous on voit aussi un glissement vers ce système quand on voit des côtiers créer des sarl pour transmettre licences et quotas de coquillages à leurs fils ou frères avant de prendre leur retraite …