La stratégie de la criée de Quiberon autour de la valorisation du poisson ikejime et sa contribution potentielle à une pêche plus durable
Les criées, ou halles à marées, permettent à des professionnels de la pêche artisanale et industrielle de se rencontrer pour vendre et acheter les apports du jour. Certaines criées, à l’image de celle de Quiberon, adoptent une stratégie propre leur permettant de pérenniser leur activité face à la concurrence de criées plus importantes. Elle propose ainsi un modèle économique alternatif, défendant le « pêcher moins mais valoriser mieux » grâce à la valorisation de la pêche ikejime.
Criée de Quiberon – crédit : Manon Plouchart
LA STRATÉGIE DE LA CRIÉE DE QUIBERON POUR PRIVILEGIER LA QUALITE A LA QUANTITÉ
Elle développe ainsi depuis 2015 une stratégie visant à augmenter la qualité et le prix de vente des produits de la pêche passant par la criée. Elle s’est spécialisée dans la commercialisation de poissons haut de gamme, maintenus vivants pour être vendus en l’état. Ces poissons sont ensuite abattus par l’acheteur selon la méthode ikejime, technique japonaise séculaire, ou alors vendus déjà abattus en mer par le marin-pêcheur selon cette même méthode. Joseph Melin, reporter qui a accompagné un jeune marin-pêcheur basé à Quiberon qui pratique la méthode ikejime, la définit ainsi : « Moins cruelle, moins douloureuse et moins stressante, la méthode ikejime consiste à tuer instantanément le poisson et à neutraliser son système nerveux le long de la colonne vertébrale. Les influx nerveux ne passent plus à la chair, qui ne reçoit pas l’information de la mort. De ce fait, l’inéluctable processus naturel de dégradation est considérablement retardé. (…) La chair d’un poisson ikejime se conserve mieux et est supérieure gustativement » (Melin, 2020).
Après avoir été abattu, le poisson est mis à maturer durant plusieurs jours. Ce processus permet d’obtenir une chair extrêmement tendre et de conserver le poisson jusqu’à vingt jours au frais. Pour accompagner les marins-pêcheurs dans cette démarche de qualité, la criée a investi depuis 2015 dans des formations en faisant venir des maîtres japonais de l’ikejime. La criée a également installé de grands viviers pour maintenir les poissons vivants une fois débarqués, avant qu’ils ne soient abattus selon cette technique. La criée de Quiberon est historiquement la première en France à avoir adopté une telle stratégie et elle est la seule parmi les trente-quatre criées françaises à mettre ses installations à disposition des marins-pêcheurs.
LA VENTE DE POISSONS IKEJIME PRÉSENTE DES INTÉRÊTS VARIÉS
La méthode offre d’abord un intérêt économique, pour les pêcheurs et la criée : le prix de vente du poisson vivant ou ikejime est en moyenne 25 à 30 % supérieur à celui du poisson abattu classiquement (pour un même type de poissons dits « nobles ») ; pour les poissons plus communs (c’est le cas du chinchard par exemple), le prix peut être multiplié jusqu’à six fois. C’est donc sur ce type de poissons, moins valorisés habituellement, que la valeur ajoutée est la plus forte. La hausse de revenus générée bénéficie directement aux pêcheurs et à la criée. Un autre facteur œuvre en faveur d’une meilleure répartition de la valeur ajoutée sur la chaîne d’approvisionnement du poisson vivant ou abattu en ikejime : il se vend surtout en circuit court (vente enregistrée en gré à gré par la criée). Cela s’explique d’abord par la nécessité de maintenir une qualité optimale : moins il change de main, plus sa traçabilité est assurée et plus les conditions de conservation sont maîtrisées. Une seconde explication est que pour maintenir le poisson vivant, il est difficile techniquement et économiquement de le transporter : en 2016 la criée de Quiberon a tenté d’exporter des viviers de poissons vivants jusqu’à Monaco et Dubaï mais sans succès. En effet, le coût de transport des volumes d’eau de mer nécessaires n’a guère de sens économique ni environnemental.
Au-delà de l’intérêt économique qui avait primé au lancement de la stratégie, la méthode présente des caractéristiques clés pour remplir certaines des conditions d’une pêche plus durable. En effet, l’intérêt de la démarche est aussi social. En ajoutant de la valeur à ce qu’ils pêchent, en se formant à des techniques exigeantes, les marins-pêcheurs revalorisent la profession. De plus, à travers cette démarche, une relation de confiance s’instaure entre les marins-pêcheurs et les acheteurs qui les choisissent en raison de la reconnaissance de la qualité de leur travail. Cela renforce les liens sociaux dans un métier souvent jugé solitaire.
Criée de Quiberon – crédit : Manon Plouchart
D’un point de vue éthique, l’ikejime impose aussi un changement des rapports à la nature. Selon Erwan Ranchoux, poissonnier et promoteur de l’ikejime en France, « la motivation économique ne peut pas être la seule motivation qui anime les pêcheurs qui se tournent vers l’ikejime. Ils doivent adhérer à la dimension philosophique de respect du poisson qui l’accompagne et qui est indissociable » (Ranchoux, 2020). Ce respect passe par le temps accordé à chaque poisson et par la réduction de la souffrance animale. Le poisson est abattu en quelques secondes, ce qui lui évite la traditionnelle asphyxie et agonie dans le chalut, le filet ou sur le pont du bateau.
Cette combinaison de facteurs économiques, sociaux et éthiques explique donc pourquoi certains marins-pêcheurs se tournent vers l’ikejime et sont fiers d’utiliser cette pratique. En étant plus en accord avec les considérations environnementales et éthique du bien-être animal, la valorisation de la pêche par la recherche de nouvelles relations (au poisson, au marché, etc) et d’une autre qualité peut encourager l’installation de nouvelles générations de marins-pêcheurs. De plus, la méthode d’abattage ikejime est particulièrement adaptée à la pêche artisanale, car elle nécessite peu d’équipement : un vivier à bord et deux outils simples pour l’abattage. Elle exige par ailleurs d’apporter un soin particulier au poisson afin de le sortir de l’eau dans le meilleur état possible et de le garder en vie jusqu’à son abattage. Apporter ce soin est impossible dans les conditions actuelles de la pêche industrielle, qui privilégient les gros volumes et remontent à bord des poissons blessés ou morts. L’abattage ikejime est donc une manière de valoriser le poisson que la pêche industrielle ne pourra a priori pas répliquer. En ce sens, l’ikejime représente donc bien un outil de différenciation de la pêche artisanale qui peut être un atout pour le maintien de cette dernière sur les littoraux français.
L’ikejime est une technique qui ne concerne actuellement qu’une quarantaine de marins pêcheurs en France et dont les produits s’adressent à un marché de niche, en raison du prix élevé et de la technicité nécessaire. Pour ces raisons, couvrir un marché de consommateurs plus large semble actuellement difficile. En revanche, cette technique encore exotique oblige à repenser différentes dimensions (éthique, environnementale, professionnelle) de la pêche qui pourraient intervenir dans la définition d’une pêche durable. Bien que cette notion ne soit pas définie de manière institutionnelle, on peut intuitivement estimer qu’une pêche plus durable devrait inclure, comme le propose l’ikejime, les aspects suivants : une meilleure répartition de la valeur ajoutée au profit des marins-pêcheurs, une amélioration de leurs conditions de travail par un temps réduit passé en mer, la revalorisation de leur métier et une réduction de la souffrance animale. Si la méthode ikejime est suffisamment encadrée, elle pourrait devenir une initiative parmi d’autres permettant de défendre les intérêts de la pêche artisanale. D’autres initiatives portées par la criée de Quiberon vont dans le même sens : une meilleure structuration de la pêche à pied4 professionnelle et une amélioration de la gestion (plus minutieuse, plus attentive) des coquilles Saint Jacques de la baie (Le Sann, 2019). Plus largement, la méthode ikejime confirme l’intérêt pour les acteurs de la pêche artisanale de jouer la carte de la qualité plutôt que celle des volumes débarqués pour rendre durable et faire reconnaître leur activité si fortement menacée par d’autres formes de capture et de transformation des ressources piscicoles marines.
Cet article est tiré d’une étude réalisée par Manon Plouchart, étudiante, dans le cadre du Mastère Spécialisé Innovations et Politiques pour une alimentation durable (IPAD) à Montpellier SupAgro en mai 2021. La vidéo a également été réalisée dans ce cadre. Ils sont le résultat d’une revue bibliographique et de nombreux entretiens menés à Quiberon, à Paris et par téléphone entre septembre 2020 et mars 2021. Pour avoir accès à l’étude complète et à la bibliographie / détail des entretiens, vous pouvez télécharger le document ci-dessous.
Une question, naviguant à la voile un peu partout, je suis confronté, trop souvent, aux filets abandonnés, que pensez vous de ce problème, comment intervenir ?