Article co-écrit par Delphine Berlioz, Charlène Jouanneau et Raphaëlle Ugé.
A l’origine du collectif Balance ta Voile (à retrouver sur Facebook, Instagram et Twitter), Claire, Emma et Raphaëlle, trois professionnelles de la mer et du nautisme mobilisées contre le sexisme ordinaire, les discriminations liées au genre, et les violences dans leur milieu. Nous avons échangé avec Raphaëlle Ugé, éducatrice sportive BPJEPS voile, sur l’énorme travail produit par leur collectif. Les témoignages recueillis démontrent une culture sexiste très présente à bord et dans les centres nautiques et un manque de formation des pratiquant·e·s, des encadrant·e·s et des professionnel·le·s. Cet article, construit avec l’équipe de Balance ta Voile, vous propose des clés pour conscientiser*, savoir reconnaître les violences et y répondre. Depuis l’écriture de cet article, Raphaëlle Ugé a publié une tribune dans Médiapart, afin de faire le point sur le Maritime Me Too et la condamnation historique de l’armement Génavir pour manquement à son obligation de sécurité et de prévention, ainsi que pour harcèlement sexuel et agissements sexistes. Nous vous invitons à consulter cette tribune en cliquant ici. On vous a également concocté le Guide Anti-Violences du/de la Marin·e, à avoir à bord ou dans les centres de pratique !
La page Balance ta Voile a été créée en juin 2020, après « une remarque sexiste de trop ». Ses objectifs ? Visibiliser les violences. Alerter les responsables. Expliquer le sexisme. Depuis sa création, le collectif a reçu et publié de nombreux témoignages, décrivant, dans certains centres nautiques, des ambiances très malsaines : non-prise en compte des besoins physiologiques féminins de base, blagues sexistes ; de nombreux cas de violences sexistes et sexuelles : injures, rabaissements, agressions, harcèlement, viols (voir certains témoignages en fin d’article). Les militantes du collectif écoutent, recueillent la parole, informent et orientent les victimes du mieux qu’elles le peuvent. Elles se forment au fil des témoignages reçus par des recherches internet et des formations en ligne sur le droit, les procédures, les délais de prescription, etc.
Parmi les personnes s’étant plaintes d’agressions ou de situation de violences à leurs responsables, nombreuses sont celles qui ont trouvé peu de soutien, et des réactions parfois inadaptées à la situation. Raphaëlle souligne que c’est souvent la confusion qui règne autour des situations d’agression, du fait que dans la plupart des cas les personnes référentes ne sont pas formées et donc ne savent pas réagir. « Les responsables n’ont pas de procédures, (…) ils ne savent pas détecter les violences, ne savent pas ce qui est légal, illégal, bon nombre de moniteur·trice·s ne savent pas qu’une main aux fesses est une agression sexuelle, ils ne connaissent pas leurs obligations, ils ne savent pas comment faire remonter l’information, comment prendre en charge une victime, à quelles ressources faire appel. » La parole des victimes est ainsi souvent minimisée, remise en cause, voire ignorée.
Rien d’étonnant donc à ce que dans une telle ambiance les victimes restent silencieuses. De nombreux témoignages reçus par Balance Ta Voile datent, parfois de plusieurs années. En effet il est reconnu en psychologie que les victimes éprouvent souvent honte, culpabilité, voire sont dans un état de sidération qui leur rend impossible toute prise de parole sur le moment.[1] De plus, dans un cadre d’apprentissage ou de formation, les victimes d’agression ont tendance à se taire, de peur qu’une prise de parole leur coûte la validation d’un stage ou d’un diplôme. Embarquées parfois pour plusieurs semaines avec leur agresseur et d’autres personnes, on comprend également qu’elles hésitent à se révolter, ou alors le font tardivement. Lorsque la parole est entendue, les victimes sont principalement encouragé·e·s à déposer une plainte, considérée comme la première étape pour « pouvoir faire quelque chose ». Or de nombreuses associations d’écoute de victimes savent que cela n’est pas du tout adapté à la situation puisque dans 90% des cas, les victimes de viol ou de tentative de viol ne portent pas plainte.[2] Raphaëlle déclare : « porter plainte sans le soutien de la structure concernée au moment des faits n’est pas un acte anodin. Dans les commissariats, les victimes de violences sexuelles ne sont pas toujours correctement accueillies, leur parole est souvent minimisée et beaucoup de leurs plaintes sont refusées… ce qui illégal ! Les procédures judiciaires sont longues et coûteuses, ce qui peut en décourager plus d’une. Nous avons eu le cas d’une personne qui n’est pas allée porter plainte car elle sortait déjà de dix ans de procédure pour une précédente affaire ! »
Certaines écoles de voile semblent avoir pris la mesure du problème et organisent des formations pour les moniteur·trice·s. De plus, les formations professionnelles financées par la Région (BPJEPS, Certificat Matelot Pont, Capitaine 200) doivent obligatoirement comporter un module égalité hommes-femmes. Cependant, ce module dure une demi-journée, et le contenu en est très variable d’un centre de formation à l’autre selon l’organisme ou la personne qui intervient. De son côté la Fédération Française de Voile répond aux obligations posées par le gouvernement par un bandeau « prévention de violences sexuelles » qui renvoie vers des contacts d’urgence et des associations d’aide aux victimes. En février 2021, elle a également signé un partenariat avec l’association Colosse aux pieds d’argile afin de lutter plus efficacement contre les violences sexuelles.[3]Pour Balance Ta Voile, il faut vraiment passer à la vitesse supérieure pour réduire au plus vite le nombre de victimes, libérer leur parole, les accompagner et « sortir du circuit des agresseurs ». Les professionnel·|e·s et encadrant·e·s doivent connaître leurs responsabilités, savoir prévenir et réagir aux situations de violence, et pouvoir accompagner une victime.
Alors, par quoi commencer ?
- Conscientiser.* C’est un travail de longue haleine, souvent fait par les victimes qui prennent peu à peu conscience du caractère systémique de leur agression, ce qui est une première étape dans le processus d’autodéfense. Plus nous sommes nombreux·ses à conscientiser, plus rapidement nous pourrons changer les mentalités et sortir du patriarcat. Ci-dessous, quelques ressources sur la question des violences et du sexisme en particulier dans le sport, et une partie des témoignages reçus par Balance ta Voile.
- Savoir réagir. Afin de savoir comment réagir lorsque l’on est témoin ou victime d’une agression, nous vous avons concocté un Guide Anti-Violences du/de la Marin·e, téléchargeable ci-dessous pour l’avoir à disposition dans les centres nautiques et à bord
Témoignages reçus par Balance Ta Voile
Avertissement : ces témoignages peuvent vous affecter et/ou faire écho à vos propres expériences
- « J’ai […] toujours essayé de rentrer dans un moule plus « masculin » pour qu’on me laisse tranquille et que ne tombent jamais sur moi des qualificatifs comme « coquette, fragile, minette » »
- « J’ai eu droit à un sifflement d’admiration parce que j’ai dit que je savais ce qu’était bâbord amure »
- « A quelques cm du ponton, juste avant de descendre pour passer les amarres, un homme à bord du bateau devant nous envoie : « Oulala, femme au volant, gare au tournant ! ». »
- Déclaration de moniteur : « Je suis pas sexiste, mais c’est vrai qu’avec des hommes c’est plus simple. »
- « Navigation hauturière de plusieurs mois, équipage de 4, je suis la seule femme. Nous sommes deux « jeunes ». Le capitaine a passé son temps à me faire faire des tâches comme récurer le frigo pendant qu’il formait le jeune homme à manier l’ancre ou l’annexe. Si j’ouvrais ma gueule, on me rétorquait que je n’étais pas dans le monde des bisounours ou des phrases du style « t’as vu ça dans Glamour ?! J’ai demandé à débarquer dès que j’ai pu (et ça ne s’est pas passé sans heurt) afin de quitter cet enfer ultra misogyne. »
- « Je n’ai pas eu d’attouchement sexuel, ni de coup physique, mais j’ai renoncé à mon caractère, renoncer à avoir un avis, renoncer au partage, renoncer à parler, à manger aussi, esquivant les moments où il cherchait l’engueulade, en repoussant ses jugements et en essayant de rire de ses réactions de despote »
- Bilan de stage. « J’ai certainement appris quelques trucs quant à la navigation au largue, la navigation sur carte, de nuit, etc., même si aujourd’hui il ne me reste quelques bribes de souvenirs de ces informations qui passent à la trappe si elles ne sont pas mises en pratique. Par contre, ce qui me reste gravé au fer rouge dans la mémoire et dans la peau, c’est le phénomène social que j’ai pu vivre durant la traversée, l’expérience désagréable et inconfortable qu’être embarquée en tant que seule fille et plus jeune membre d’un équipage entièrement masculin, encadrée par un jeune moniteur insouciant et influençable.
- Ambiance prédation dans la formation ! « Je souhaitais détailler ce qu’il m’était arrivé de plus grave. (…) J’avais 25 ans. J’avais clairement fait comprendre à un moniteur que j’étais ok, mais avec un autre mono, ils m’ont fait boire et boire et boire pour pouvoir me baiser à 2. J’ai réussi à envoyer balader le deuxième, un moniteur qui était formateur de moniteur également. Dès le premier soir ce moniteur m’avait entrainée à part pour essayer que je le suce. Et durant le stage il avait profité d’une halte, qu’une fille de l’autre bord était ivre, pour lui faire son affaire sur la plage. »
- « Encore une fois [il faudrait former] les encadrant·e·s ET LES RTQ, qui sont trop souvent des
vecteurs de violences sexistes. Un affichage sur « que faire, à qui parler en cas de » peut être bénéfique. Des stagiaires adultes ont déjà attendu la fin de la semaine pour m’exprimer leur malaise et leur dégout à la vue d’un co-stagiaire avec qui elles partageaient leur tente qui se masturbait dans son duvet en les regardant se changer… » - « Le samedi, j’ai pu rencontrer mon moniteur, assez jeune, avec qui je me suis directement bien entendu. Celui-ci a, dès le lendemain, pris mon comportement sociable comme une invitation à tenter quelque chose. Dès lors que je lui demandais des conseils en carto/manœuvres etc. celui-ci se sentait obligé d’instaurer un contact physique entre lui et moi (main sur la taille, sur le genou etc.). J’étais au début très mal à l’aise et je n’osais rien dire car je me disais que je me faisais des idées et que cela allait passer. Le contact physique ne s’est pas arrêté, les regards très insistants non plus, également quand je me changeais discrètement dans ma cabine. Les réflexions ont elles aussi commencé : « J’ai rêvé de toi pendant ma sieste, que tu venais faire la sieste avec moi et que tu me faisais des câlins et puis après j’ai compris que ce n’était qu’un rêve… ». J’ai donc passé tout mon stage très en colère contre lui, à m’énerver sans cesse, car je n’arrivais pas à lui dire clairement que c’était son comportement qui me dérangeait. J’avais 18 ans à ce moment-là, et je n’osais pas le confronter directement sur ses agissements. J’ai également passé la dernière partie de mon stage à tenter de l’éviter (sur un bateau c’est assez difficile.) et à ne rien lui demander au niveau théorique et pratique, ce qu’il n’a pas manqué de me dire lors du débrief individuel de fin de stage : « je pense que tu n’as pas assez exploité ton stage, c’est dommage ».
- « J’ai fait un stage avec un stagiaire qui considérait que la cuisine et la vaisselle devaient être faites pas les femmes à bord, le moniteur n’est jamais intervenu. »
- « Chaque fois que je tirais la voile, il venait derrière moi tirer soi-disant les dix centimètres que je n’avais pas pu border… bah ouais, moins forte que lui. Le moniteur n’a pas été attentif à ce genre de chose et n’est jamais intervenus alors que les autres hommes du bord avaient remarqué la chose… »
- « Je pense qu’il est toujours difficile de trouver sa place, dans l’équipe encadrante, vis-à-vis des stagiaires, etc. en tant que jeune monitrice. Il faut en prouver 10 fois plus qu’un homme pour être considérée comme compétente. »
Documentaires / films / séries sur le sujet des violences et du sexisme
- Slalom, de Charlène Favier (2020)
Lyz, 15 ans vient d’intégrer une prestigieuse section ski-études du lycée de Bourg-Saint-Maurice. Fred, ex-champion et désormais entraineur, a décidé de tout miser sur sa nouvelle recrue. Lyz, galvanisée par le soutien de Fred, s’investit à corps perdu et va de succès en succès. A 15 ans, on n’a aucune limite tant physique qu’émotionnelle. Lyz bascule sous l’emprise absolue de Fred. L’énergie explosive de l’adolescence donnera-t-elle à Lyz la force de regagner sa liberté ?
Dossier pédagogique :
http://www.auvergnerhonealpes-cinema.fr/upload/documents/slalom—dossier-pedagogique.pdf
- Maiden, de Alex Holmes (2018)
Maiden est l’histoire inspirante de Tracy Edwards, cuisinière de 24 ans sur des bateaux de location qui est devenue la skipper du tout premier équipage entièrement féminin à participer à la course autour du monde « Whitbread » en 1989. Les ambitions de Tracy étaient attaquées de toutes parts : pour ses concurrents masculins, un équipage entièrement féminin ne réussirait jamais ; pour la presse chauvine de yachting, elle allait échouer ; et les sponsors l’ont tous rejetée, craignant qu’elle ne meure en mer et que cela leur fasse une mauvaise publicité. Mais Tracy a refusé d’abandonner : elle a réhypothéqué sa maison pour acheter un bateau d’occasion, et a tout fait pour que l’équipe puisse prendre le départ. Avec le soutien de son équipage remarquable, elle a continué à bousculer le monde du sport et à prouver que les femmes sont égales aux hommes.
- Just go fucking surfing, de Juul Hesselberth (2019)
Bien que de plus en plus de femmes surfent, leurs histoires sont encore et toujours rarement racontées. Qu’est-ce que le marketing de « surfeuse sexy » a à voir avec ces femmes qui n’ont jamais considéré répondre à cette image ? Comment cette image influence leur carrière et leur estime personnelle ? Pour son documentaire ethnographique Just Go Fucking Surfing, Juul Hesselberth a passé trois mois en Australie, où elle a suivi quatre surfeuses professionnelles qui ont poursuivi ou poursuivent actuellement leur carrière. Ce film dresse un portrait de ces femmes athlètes en liant leurs vies en ligne à leurs vies quotidiennes.
- Promising Young Woman, Emerald Fennell (2020)
Tout le monde s’entendait pour dire que Cassie était une jeune femme pleine d’avenir…jusqu’à ce qu’un évènement inattendu ne vienne tout bouleverser. Mais rien dans la vie de Cassie n’est en fait conforme aux apparences : elle est aussi intelligente que rusée, séduisante que calculatrice et mène une double vie dès la nuit tombée. Au cours de cette aventure passionnante, une rencontre inattendue va donner l’opportunité à Cassie de racheter les erreurs de son passé.”
- The Morning Show, de Michael Ellenberg et Kerry Ehrin, Apple TV+ (2019)
Portrait sans concession des coulisses d’une matinale télé aux États-Unis, alors qu’éclate au grand jour un scandale d’inconduites sexuelles. C’est dans un climat de tension que l’ego, les ambitions et la quête éperdue du pouvoir génèrent des conflits au sein de l’équipe. Parmi ces personnes qui aident l’Amérique à se réveiller, deux femmes tentent de tirer leur épingle du jeu. Et l’affaire n’est pas aisée dans ce milieu impitoyable, d’autant qu’il leur faut gérer en parallèle les crises de leur vie personnelle.
- Big Little Lies, David E Kelley, HBO (2017)
Madeline MacKenzie est une mère de famille à la vie apparemment parfaite. Elle rencontre le jour de la rentrée scolaire Jane Chapman, la jeune mère célibataire d’un petit garçon prénommé Ziggy. Madeline lui fait rencontrer sa meilleure amie, Celeste Wright, une ancienne avocate d’apparence fragile, et les trois femmes se lient d’amitié. Mais à la fin de la journée de la rentrée scolaire, un accident se produit : Ziggy est accusé d’avoir étranglé la fille de l’une des mères les plus influentes de l’école, Renata Klein. Cet incident, qui semble pourtant sans conséquence, va bousculer le quotidien de la petite ville de Monterey, jusqu’au jour où un meurtre se produit lors d’une soirée caritative organisée par l’école…
Les autrices de cet article remercient chaleureusement l’équipe de Balance ta Voile pour leurs réponses précises ainsi que pour la documentation fournie.
Depuis l’écriture de cet article, Raphaëlle Ugé a publié une tribune dans Médiapart, afin de faire le point sur le Maritime Me Too et la condamnation historique de l’armement Génavir pour manquement à son obligation de sécurité et de prévention, ainsi que pour harcèlement sexuel et agissements sexistes. Nous vous invitons à consulter cette tribune en cliquant ici.
[1] https://www.filsantejeunes.com/letat-de-sideration-psychique-20843
[2] Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes, n°16- 2020, chiffres de 2019
[3] https://www.ffvoile.fr/ffv/web/actualites/actus_detail.asp?ID=12157#gsc.tab=0
*Conscientiser, définition (Larousse) : Faire que quelqu’un, ou un groupe de personnes, prenne·nt conscience des problèmes politiques, sociaux, culturels qui se posent à lui·elle·ux.