Les pêcheries communautaires : qui, quoi, pourquoi et comment ?
Par Thibault Josse et Zoe W. Brent. Design : Bas Coenegracht. Traduction : Charlène Jouanneau.
Qui ? Savoir différencier les flottes de pêche
La flotte de pêche de l’UE est devenue trop « efficace ». En facilitant la concentration du secteur et l’augmentation de la capacité des navires, la politique européenne a conduit à l’émergence d’un petit nombre de bateaux industriels, qui sont aujourd’hui majoritairement responsables de la surpêche et des difficultés de subsistance des pêcheurs artisans.[i] Pour les personnes peu familières de la pêche, il n’est pas évident de savoir comment prendre le contre-pied de cette tendance pour soutenir les communautés de pêcheurs artisans et la pêche durable. En effet, les entreprises de pêche industrielle et les détaillants de poisson savent que le public se préoccupe de l’état de l’océan et n’hésitent pas à exploiter leurs inquiétudes. Ainsi des pratiques industrielles, enveloppées dans un brouillard de termes et de concepts qui évoquent la durabilité, un caractère local ou familial,peuvent être difficiles à différencier des véritables alternatives.
La pêche artisanale ne diffère pas seulement des navires industriels par sa taille. Du fait de leur structure même, les intérêts et préoccupations de ces flottes sont très éloignés. En général, les pêcheurs artisans font des marées de moins d’une journée et à proximité de leur port d’attache, et les propriétaires des bateaux en sont également les exploitants. Ils sont donc particulièrement concernés par la qualité de l’emploi en mer et l’état – présent et futur – des stocks de poissons locaux, qui sont pour eux des préoccupations très concrètes et directement liées à leur subsistance, leur culture et au bien-être de leurs familles. De ce fait, leur objectif n’est pas tant de prélever le plus de poissons et le plus rapidement possible : pour eux, bien pêcher consiste surtout à assurer la pérennité de leur environnement, de leurs modes de vie et de leurs communautés.
La pêche artisanale représente environ 70 400 navires au sein de l’Union européenne, soit 82 % des navires de pêche actifs, et elle génère environ 14 % des revenus du secteur.[ii] Bien que la majorité des pêcheurs européens pratiquent une pêche artisanale, ce sont quelques grands navires industriels qui sont responsables de la surpêche, et qui captent également la plupart des bénéfices.[iii] Plutôt que de mettre en cause l’ensemble du secteur, nous soulignons dans ce dossier que tous les types de pêches n’ont pas les mêmes impacts sur la vie marine. Nous y présenterons diverses pratiques de pêche, et nous proposerons quelques conseils pour soutenir les pêcheurs qui s’engagent en faveur d’une transformation positive de la pêche.[iv]
Pêche de la Coquille Saint-Jacques en plongée en baie de Saint-Malo, France. Photo : Tomy Journaux
Quoi ? Introduction aux pêcheries communautaires
La pêche artisanale contribue à une transformation du secteur de la pêche de diverses manières, notamment à travers la vente du poisson, les prix pratiqués et les relations qu’elles génèrent au sein des communautés. Le terme « pêcherie communautaire », en plein essor, regroupe un ensemble d’initiatives qui visent à établir ou consolider les liens entre des pêcheurs et la communauté dont ils font partie et qu’ils contribuent à nourrir. Nous utiliserons dans ce dossier une définition large de ce terme de pêcherie communautaire, qui peut inclure des pratiques et un vocabulaire qui différent selon les endroits. Typiquement, les pêcheries communautaires visent à transformer les relations entre les pêcheurs et les communautés, en proposant notamment des manières alternatives de vendre le poisson, comme des systèmes de boîtes, de vente directe ou de labels. Au-delà des nouveaux modes de commercialisation, les pêcheries communautaires imaginent de nouveaux types de relations économiques, sociales et écologiques pour le secteur de la pêche. Une communauté peut soutenir la pêche à travers diverses activités, allant de la recherche à l’éducation, en passant par la célébration culturelle et historique, pour n’en citer que quelques-unes, et ainsi participer à une telle transformation. Dans ce dossier, nous présenterons les objectifs des pêcheries communautaires et des systèmes alternatifs de commercialisation du poisson, et proposerons des clés de compréhension aux non-pêcheurs. Il est important de signaler que dans une grande partie du Nord global, les niveaux de consommation de produits de la mer sont extrêmement élevés. Pour manger du poisson «durablement», il est indispensable d’en manger moins. Cependant, pour les moments festifs où nous mangeons du poisson, les sections suivantes donnent un aperçu des questions à se poser afin de soutenir une pêche locale durable. Dans les parties qui vont suivre, nous détaillerons le qui, le quoi, le pourquoi et le comment de ces pêcheries communautaires.
Les pêcheries communautaires ont leurs équivalents terrestres, plus connus : les systèmes d’agriculture communautaire. L’agriculture communautaire a également pour objectif de repenser les relations entre producteurs de nourriture et consommateurs. En général, les systèmes d’agriculture communautaire (de type AMAP – Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) consistent en une structure à laquelle les populations locales peuvent adhérer, et qui s’organise autour de la production. Les adhérents paient d’avance leurs légumes en début de saison, et sont impliqués dans les travaux de culture de différentes manières. « Ces systèmes locaux de culture et de distribution responsabilisent leurs membres, qui savent à la fois d’où vient leur nourriture et qui bénéficie de leurs achats. »[v] Les systèmes communautaires, agricoles ou de pêche, pratiquent communément la vente directe et proposent parfois un engagement d’achat via ces canaux. En fixant les prix ou en payant d’avance, les « intermédiaires » dans la chaîne de valeur, qui tendent à capturer les bénéfices, sont éliminés. « Raccourcir les circuits de distribution des produits de la mer est doublement pertinent : cela permet de rééquilibrer le pouvoir de marché entre un secteur de la production dispersé et l’oligopsone des détaillants, les pêcheries communautaires ayant par ailleurs des pratiques plus durables ([veillant à réduire] la surexploitation des ressources, la destruction de l’habitat, la consommation d’énergie, le transport, etc. ».[vi]
La vente directe au consommateur permet de soutenir des pratiques de pêche durable. Ici l’entreprise « La Paysanne des Mers », sur le quai de Calais.
Valeurs fondamentales
Il n’existe pas de définition unique des pêcheries communautaires, puisque celles-ci englobent un ensemble de pratiques en constante évolution, mais il est utile d’identifier les valeurs fondamentales qui les rassemblent. Le Local Catch Network (Réseau Pêche Locale) en Amérique du Nord représente une des initiatives les plus abouties pour développer et soutenir les pêcheries communautaires sur ce continent. Le Réseau a réussi à mettre en mots et offrir une structure adaptée au travail de nombreux pêcheurs, consommateurs, et organisateurs locaux. La charte du réseau, développée collectivement et affinée au fur et à mesure des années, illustre ce qu’est une pêcherie communautaire. Nous en reprenons ici les principes clés : [vii]
1. Les systèmes de pêcheries communautaires améliorent le tissu social, écologique et culturel de nos communautés côtières.
2. Un accès équitable au patrimoine maritime pour les pêcheurs et les générations futures.
3. La garantie d’un prix juste payé aux pêcheurs, aux transformateurs et aux entreprises côtières pour soutenir les économies locales et améliorer la qualité de vie des travailleurs du secteur de la pêche.
4. ‘Se nourrir de l’écosystème’ signifie adapter notre consommation de produits de la mer aux rythmes de la nature et du lieu.
5. Des chaînes d’approvisionnement simples et transparentes favorisent la confiance et des relations plus directes entre les pêcheurs, le public, les consommateurs, les détaillants, les grossistes, les gestionnaires et les chefs.
6. Attraper et manipuler avec soin : assurer tout au long de la chaîne d’approvisionnement un contrôle de qualité strict et de bonnes pratiques de manipulation afin de respecter le poisson et son rôle dans notre système alimentaire.
7. La gestion communautaire et écosystémique des pêches doit être ascendante et favoriser la collaboration entre les pêcheurs, les scientifiques, les décideurs, et le grand public.
8. Respecter l’océan : en sachant quand, comment et par qui les produits de la mer ont été capturés, chacun prend une part de responsabilité dans la santé des pêcheries, des communautés côtières et de l’océan.
9. Créativité et collaboration : la mise en place d’un meilleur système de produits de la mer nécessite de l’innovation, de la créativité et une réflexion hors des sentiers battus, le tout diffusé par un réseau d’acteurs divers travaillant ensemble et s’alignant sur des valeurs communes.
A l’instar d’autres initiatives qui visent une transformation sociale, cette charte est comme une boussole qui pointe vers la direction souhaitée. D’un système de pêcherie communautaire à l’autre, l’accent est mis sur un aspect plutôt qu’un autre, mais le secteur de la pêche artisanale travaille quotidiennement à renforcer les principes adoptés par tous·tes. Nous nous appuyons dans ce dossier sur quelques exemples européens pour explorer les impacts réels, les objectifs et les questions essentielles qui émergent lorsque ces principes sont mis en œuvre.
Pêche du homard au casier à Paimpol.
Pourquoi ? Impacts et objectifs des pêcheries communautaires
Redistribuer la richesse économique par des ventes plus directes
Les systèmes de pêche et d’agriculture communautaires constituent des réseaux d’approvisionnement alternatifs, en marge de leurs secteurs respectifs dans lesquels les richesses et le pouvoir sont mieux distribués. Dans le système conventionnel, les ventes de poisson se font selon un système d’enchères qui tend à baisser les prix et à octroyer plus de pouvoir aux intermédiaires et aux grands détaillants. Les politiques en vigueur et les incitations de marché poussent par ailleurs les entreprises de pêche à se développer et à capturer de plus en plus de poissons. Les pêcheries communautaires proposent au contraire d’encourager la vente directe, gage de qualité et proximité plutôt que de quantité. Dans la vente directe sous ses différentes formes, le prix d’achat du poisson est fixe, ce qui assure une sécurité aux pêcheurs, au contraire des ventes aux enchères dans lesquelles les prix sont plus bas ou très volatiles. Des prix faibles incitent les pêcheurs à prendre la mer plus souvent et à chercher à faire du volume pour que leur activité soit rentable, ce qui peut contribuer à la surpêche. En achetant du poisson directement au pêcheur et à un prix juste, le consommateur lui permet de moins aller en mer tout en gagnant mieux sa vie. La suppression des intermédiaires assure également un prix abordable pour les consommateurs. Et le coût pour l’environnement est réduit.
Diverses raisons peuvent conduire à des prix faibles dans les ventes aux enchères de poisson : une espèce débarquée en grande quantité dans un port, un manque de demande des consommateurs pour une espèce, etc. Quelle que soit l’explication, la conséquence pour les pêcheurs est une incertitude quant au prix de vente, qui les incite à pêcher plus. Pour les consommateurs, les intermédiaires décident des préférences en matière de poisson en fonction des tendances du marché, et prennent une part du prix d’achat.
Ainsi, en France, à certaines saisons, le prix de l’araignée de mer payé aux pêcheurs peut descendre jusqu’à 30 centimes par kilo. Pour les pêcheurs spécialisés dans la pêche de l’araignée de mer au filet ou au casier, les conséquences de cette baisse peuvent être terribles. Cette baisse du prix payé aux pêcheurs reste invisible pour les consommateurs, à qui le kilo d’araignée est vendu plus de 5 euros. Si ce prix était payé directement au pêcheur, son revenu pourrait radicalement changer. La vente directe encourage également une offre plus variée : les pêcheurs proposent des espèces de poissons moins connues à des prix attractifs. Cela permet de faire découvrir aux consommateurs de nouvelles espèces dont la saveur est parfois proche d’espèces plus populaires (ainsi la chair de l’ombrine a un goût comparable à celle du maigre, beaucoup plus prisé, tous deux présents le long de la côte Atlantique de l’Europe). En criée, ces espèces moins prisées ont pourtant tendance à être délaissées des intermédiaires, et ces poissons parfaitement comestibles et abordables pour les consommateurs passeront typiquement en invendus et ne seront pas payés au pêcheur.
Vente directe de bulots sur les quais de Dieppe.
Inciter à la qualité et à la durabilité plutôt qu’à la quantité et au profit
Comme nous venons de le décrire ci-dessus, la vente directe peut contribuer à inciter les pêcheurs à moins pêcher pour se concentrer sur la qualité et la durabilité de leur offre. La pêche communautaire peut également permettre aux pêcheurs qui pratiquent déjà une pêche durable d’être soutenus par des mangeurs de poisson qui ont la même sensibilité écologique. Les systèmes de pêcheries communautaires s’adressent principalement aux pêches artisanales qui capturent de petites quantités, à proximité des côtes, consomment généralement moins de carburant et génèrent moins d’émissions de CO2.[viii] En créant les liens avec des pêcheurs qui se préoccupent de la santé de l’océan, les mangeurs de poisson peuvent être sensibilisés aux pressions qui pèsent sur les écosystèmes marins, les stocks de poissons et les pêcheurs.
La pêche artisanale bénéficierait par ailleurs d’une transformation plus large des systèmes alimentaires. Ainsi, lorsque les eaux de ruissellement de l’agriculture industrielle intensive se propagent dans les cours d’eau et contaminent les baies et les zones côtières, pêcheurs artisans et paysans en subissent les impacts. Ce parallèle illustre l’importance d’une coordination entre les systèmes de pêche et d’agriculture communautaires.
L’île d’Yeu en représente un exemple réussi. Dans les années 1950, le port de Joinville était le plus grand port thonier de France, mais des réglementations environnementales adoptées dans les décennies suivantes ont eu un impact considérable sur les pêcheurs d’Yeu. En réaction à ces limitations de leurs captures, un groupe de pêcheurs locaux s’est demandé comment obtenir un meilleur prix pour chaque prise, et a abouti à la création de l’AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) de l’île d’Yeu en 2010. A travers cette nouvelle structure, les pêcheurs fournissent du poisson livré par colis à plus de 15 autres structures d’agriculture communautaire du continent. Chacune dispose d’un contrat avec les pêcheurs, le poisson est payé à l’avance, et en retour les pêcheurs s’engagent à appliquer des pratiques de pêche durables.
Dans cet exemple, la coordination entre ces circuits courts de poissons et de produits agricoles se fait efficacement, les pêcheurs s’étant organisés collectivement notamment pour la logistique, qui peut représenter une charge importante. D’autres systèmes regroupant pêcheurs et AMAP terrestres sont moins organisés, ce qui peut compliquer le respect des délais très courts de livraison du poisson et a pu conduire à mettre un terme à certains partenariats. Pour les pêcheurs individuels, il existe d’autres moyens moins contraignants de s’associer aux circuits courts terrestres, par exemple lorsque le pêcheur fournit du poisson de manière ponctuelle lors d’une séance de distribution de l’AMAP, avec un paiement en direct. Cet arrangement est plus simple sur le plan logistique, mais ne génère pas d’engagement des consommateurs sur le long terme, et n’offre pas non plus au pêcheur la garantie du prix de vente.
Un superbe tourteau pêché au casier au large de Cherbourg. Il sera valorisé en circuit court.
Améliorer les inégalités de genre et les relations de travail, renforcer la communauté
La vente directe assure également une plus grande transparence quant à la provenance du poisson acheté. Une véritable communauté peut se construire autour de ces relations, non seulement entre les pêcheurs qui s’organisent collectivement, comme à l’île d’Yeu, mais la vente directe peut également encourager « la communication avec des personnes et des organisations extérieures, facilitant au final la mobilisation du ‘capital social’ pour répondre aux problèmes locaux. En contrepartie, les consommateurs s’engagent à partager le risque de production (et parfois les coûts de commercialisation) dû aux aléas inévitables de la pêche. » [ix]
Cependant, « les membres d’une pêcherie communautaire sont plus limités dans la construction d’une communauté soudée entre producteurs et acheteurs que dans les systèmes agricoles, en raison de la nature particulière des produits sauvages et des techniques de pêche. »[x] Ainsi s’il peut être proposé aux membres d’une AMAP terrestre de visiter la ferme ou d’aider à certaines tâches, voire de venir récolter leurs propres légumes, cela est beaucoup moins réalisable dans le cas d’une AMAP de poisson. La vente directe en elle-même ne suffit pas à créer une communauté, et même si un tel sentiment peut émerger, il n’est pas nécessairement associé à un objectif de transformation sociale. Cependant, les pêcheries communautaires peuvent être considérées comme un moyen d’encourager de nouveaux modes de relations à notre environnement et à nos semblables et de soutenir une pêche à moindre impact. Le degré de priorité accordée à l’engagement, à la confiance et au partage des risques entre les pêcheurs et la communauté détermine le type de relations économiques qui peuvent être établies.
Les pêcheries communautaires ont également le potentiel de remodeler les relations sociales au sein du secteur de la pêche en modifiant la manière dont les différents métiers qui le composent sont reconnus et valorisés. Ainsi, en Europe, le rôle des femmes dans la pêche est souvent rendu invisible, la pêche étant souvent représentée à travers le travail fourni en mer par une main d’œuvre largement masculine. Dans les circuits courts de poisson cependant, la gestion de la vente directe, en grande majorité prise en charge par les femmes, occupe une place centrale. En valorisant ces tâches essentielles dans la pêche, les pêcheries communautaires contribuent à encourager et à reconnaître la contribution essentielle des femmes à la création et au renforcement de liens sociaux.
Pêche du bar à la ligne à Royan. Le bar est abattu grâce à la méthode Ikejime qui permet de préserver la qualité de la chair.
Comment ? Une boussole pour naviguer vers les pêcheries communautaires
Dans un monde idéal, chacun·e pourrait se fournir auprès d’une pêcherie communautaire performante, basée sur des relations de confiance et un engagement commun en faveur de la durabilité écologique. Cependant, la route vers ce monde est longue, et nécessitera d’approfondir notre compréhension de ce que sont les produits de la mer de qualité et durables, et d’identifier les types de pratiques de pêche qui ont besoin de soutien. La pêche est un système complexe, parfois même contradictoire, de relations sociales et écologiques. Peu de choses y sont noires ou blanches, bonnes ou mauvaises, et les catégorisations simplistes viennent entraver la transition vers une relation plus durable entre les êtres humains et la mer. Pour éviter de tels écueils, nous avons tenté d’aborder diverses thématiques de manière simple mais nuancées dans le but de guider le consommateur et de contribuer au renforcement des pêcheries communautaires.
Quelle est la taille du bateau ?
Les termes de pêche artisanale ou de pêche à petite échelle suggèrent que seuls les petits bateaux pratiquent une pêche durable. En effet, les chalutiers géants de plus de 80 mètres, dont les filets peuvent atteindre 600 mètres de long, qui traitent jusqu’à 400 tonnes de poisson par jour et peuvent en stocker jusqu’à 7 000 tonnes n’ont rien en commun avec les navires de moins de 12 mètres équipés d’engins non-tractés, qui débarquent en moyenne 104 kg par jour.[xi] Pourtant, si la taille du bateau est un critère important, d’autres éléments moins facilement mesurables le sont aussi. L’UE définit la pêche à petite échelle comme celle pratiquée par les bateaux de moins de 12 mètres. Dans certaines régions d’Europe, le terme « artisanal » désigne un bateau exploité par son propriétaire. Par ailleurs, la relation entre durabilité et taille du bateau n’est pas linéaire, et il est important de garder à l’esprit que selon les zones de pêche et les écosystèmes marins fréquentés, un ligneur de 16 mètres pourra avoir un impact écologique moindre qu’un chalutier de 10 mètres. De même, un fileyeur de 14 mètres pourra avoir un impact plus important qu’un chalutier de 18 mètres, etc.
Plutôt que de nous attarder sur les limites du critère ‘taille du bateau’ comme garantie d’une pêche durable, il nous semble important d’insister sur le caractère multidimensionnel de la durabilité, qui inclut non seulement la longueur du bateau, mais aussi les engins utilisés, la distance et la durée des sorties de pêche, le modèle de propriété et les conditions de travail. Pris dans leur ensemble et en appréciant la complexité et les contradictions des situations individuelles, ces critères peuvent aider à guider nos décisions sur la façon dont les communautés peuvent soutenir la pêche.
Taille des bateaux de pêche, quelques exemples.
Comment pêchent-ils ? Engins et pratiques
En général, les « engins passifs », déposés en mer puis retirés après un certain temps ont le plus faible impact sur l’environnement. Ainsi, de nombreuses pêcheries communautaires encouragent l’usage des lignes, des pièges, des filets ou la pratique de la pêche en plongée. Cependant, il serait inexact d’associer les engins tractés – comme les chaluts – à la pêche industrielle, et les engins passifs à la pêche artisanale. Ainsi il existe de nombreux types d’engins tractés, dont certains sont historiquement utilisés par les pêcheurs artisans.
« Les sennes de plage, par exemple, sont utilisées depuis longtemps par les pêcheurs artisans dans de nombreuses régions d’Europe. En Espagne, par exemple, on trouve des références à cet engin qui remontent au XVe siècle. De même, les sennes coulissantes sont considérées comme des engins tractés, mais lorsqu’elles sont utilisées par des bateaux de moins de 12 mètres, on parle d’une pêche de petite échelle. Les petites dragues à crustacés, qui sont souvent une activité saisonnière, peuvent représenter des centaines de bateaux dans certains pays mais sont également exclues de la pêche de petite échelle telle que définie par l’UE. » [xii]
Les lignes et les filets, bien qu’ils soient classés parmi les engins passifs, peuvent également avoir un impact important sur la biodiversité marine, selon leur échelle et la manière dont ils sont utilisés. Certains bateaux travaillent avec des filets qui s’étendent sur 100 km dans l’eau, avec des volumes de prises accessoires qui peuvent être comparables à ceux des chaluts. Les palangres de surface sont souvent critiquées pour les captures accessoires d’oiseaux et de tortues qu’elles engendrent, mais les autres types de lignes ou les cannes à pêche n’ont pas ces effets. Il est donc essentiel pour les consommateurs de garder un esprit critique, de poser des questions et de comparer les informations pour mieux appréhender la durabilité, sous ses nombreuses dimensions, du poisson consommé.
Il est également important de considérer l’impact des méthodes de pêche non seulement sur l’espèce ciblée mais également sur l’ensemble de l’écosystème. Le cas de la pêche de la coquille Saint-Jacques (CSJ) à la drague illustre certaines de ces nuances. En baie de Saint-Brieuc en Bretagne, la pêcherie de CSJ est souvent présentée comme un exemple de bonne gestion de la ressource. La pêche de la CSJ nécessite un permis, et elle n’est autorisée que d’octobre à mars, deux jours par semaine, pendant 45 minutes seulement, avec un hélicoptère de la police qui survole la zone pour s’assurer du respect de la règlementation. Cette gestion rigoureuse est efficace du point de vue de la santé du stock de CSJ, puisque celle-ci se porte très bien dans cette baie.
Cependant, ce système de gestion a des répercussions notamment sur la main d’œuvre et les écosystèmes, qu’il faudrait prendre en compte pour en apprécier l’efficacité. Tout d’abord, la pêcherie de CSJ connaît le plus grand nombre d’accidents de toutes les pêcheries françaises en raison du temps limité accordé à la pêche. Ensuite, les dragues qui déterrent les CSJ avec des dents en métal causent des dommages aux fonds marins. Il faut toutefois préciser que ces conséquences écologiques reflètent un problème systémique, et non les mauvaises pratiques de certains pêcheurs, puisque la plupart d’entre eux ont appris cette technique depuis des générations et que les institutions de la pêche ont encouragé son utilisation. Considéré de manière isolée (approche « monospécifique »), le stock de CSJ est ainsi bien géré, mais une approche « socio-écosystémique », qui prendrait en compte les impacts sur l’écosystème et des critères sociaux, révèle une plus grande complexité.
Il existe toutefois une autre technique de capture des CSJ : la plongée. Dans ce cas, les pêcheurs ramassent chaque coquille à la main, sans impact sur l’environnement. Cette technique est moins répandue car les pêcheurs qui utilisent des dragues sont prioritaires lors de la distribution des licences, ce qui révèle à nouveau la nature systémique du problème. Le prix des CSJ pêchées à la drague est largement inférieur à celui des coquilles pêchées en plongée. Le marché local étant souvent saturé de CSJ draguées, les pêcheurs de CSJ en plongée privilégient la vente directe via des plateformes en ligne pour obtenir des prix qui permettent de pratiquer leur activité. Si ces prix plus élevés excluent certains acheteurs, la vente directe en ligne[xiii] aux consommateurs des villes éloignées des côtes contribue à faire prendre conscience de la complexité de la pêche à la CSJ et à attirer des soutiens aux pêcheurs auprès d’un plus large public.
Pêche de la coquille Saint-Jacques en plongée en baie de Saint-Brieuc.
Quand pêchent-ils ? Saisons, écologie, stocks
Acheter du poisson en direct auprès des pêcheurs côtiers permet de se familiariser à la saisonnalité des poissons. Comme en agriculture, respecter les saisons des produits contribue à réduire la dépendance au transport maritime mondial et aux puissantes multinationales du secteur alimentaire. Ce respect de la saisonnalité peut toutefois s’avérer plus complexe pour les produits de la pêche que pour les légumes. L’association des Ligneurs de Bretagne a ainsi attiré l’attention sur cette question à travers une campagne pour le respect de la période de reproduction du bar en hiver, avec un engagement des pêcheurs à ne pas le capturer pendant un mois. Cet effort a permis de sensibiliser à l’importance de la saisonnalité et de la consommation de poissons locaux.
Cependant, l’engin utilisé et le contexte environnemental dans lequel la reproduction a lieu doivent également être pris en compte. La plupart des poissons pondent des millions d’œufs, dont seulement 0,001 % survivront (soit 1 sur 100 000). Souvent, la période de reproduction correspond au moment où ils se rapprochent des côtes et sont plus faciles à attraper, mais les méthodes de pêche sélective durant cette période n’ont pas d’impact significatif sur le stock du fait du nombre très élevé d’œufs produits par individu. En revanche, l’usage de méthodes non sélectives, comme les chalutiers pélagiques, pendant cette période de reproduction a un impact très important sur le stock. Les conditions écologiques générales du lieu de reproduction des poissons constituent un autre facteur crucial durant cette période, soulignant une fois de plus l’interconnexion entre la subsistance des pêcheurs artisans et les luttes pour préserver l’environnement et l’alimentation.
Consommer local peut également contribuer à diversifier les espèces consommées. En 2017, 5 espèces (thon, cabillaud, saumon, colin d’Alaska et crevettes) représentaient 44 % de la consommation totale de poisson au sein de l’UE.[xiv] Ce manque de diversité exerce un stress supplémentaire sur les stocks de poissons prisés, encourage l’importation de poissons et incite à des pratiques aquacoles nuisibles pour répondre à la demande. Pour contrer cette tendance, il faudrait consommer une plus grande diversité d’espèces. Certains poissons, peu connus ou à mauvaise réputation sont très souvent moins chers et tout aussi délicieux, et reporter une part des captures sur ces stocks permet à ceux habituellement ciblés de se reconstituer. Les Ligneurs de Bretagne ont d’ailleurs lancé une campagne pour valoriser ces espèces méconnues ou oubliées.[xv]
Campagne de l’association des Ligneurs de la Pointe de Bretagne pour faire connaitre les espèces de poison oubliées.
Qu’en est-il du poisson d’élevage ?
Compte tenu de la surexploitation de nombreux stocks de poissons sauvages, le poisson d’élevage est couramment proposé comme une alternative, mais il ne représente pas toujours une solution idéale. En effet, deux aspects sont à prendre en compte pour juger de la durabilité d’un poisson d’élevage : l’espèce, et le modèle de production. L’aquaculture existe depuis des siècles et, comme l’agriculture, recoupe un large éventail de méthodes et de modèles de production. Parmi les espèces marines communément produites en élevage on trouve les moules et des huîtres, qui peuvent avoir des effets positifs en filtrant l’eau. Cependant, du fait de leur rôle de filtreur, la qualité de l’eau dans ces élevages est primordiale.
S’il existe bien quelques modèles vertueux de production aquacole, force est de constater que ce sont des modèles d’aquaculture industrielle non durable qui ont majoritairement été mis en place, justifiés par des préoccupations légitimes pour la santé de nos océans. L’exemple de la salmoniculture illustre certains des problèmes qu’engendre l’aquaculture à grande échelle : pour nourrir les saumons, il faut pêcher de grandes quantités de petits poissons pélagiques. Selon Greenpeace, au cours de l’année 2019 seulement, plus d’un demi-million de tonnes de petits poissons pélagiques avaient été capturés dans les eaux d’Afrique de l’Ouest pour être transformés en farine de poisson destinée à nourrir les saumons.[xvi] Tandis que certaines réglementations environnementales en Europe tentent de protéger la biodiversité des impacts des cages à saumon, les usines de farine de poisson se sont multipliées dans les pays du Sud, et notamment le long de la côte ouest-africaine.[xvii] Le développement des cages à saumon a également d’énormes répercussions sur les pêcheurs artisans locaux et les populations de saumon sauvage : pollution, surpêche des poissons destinés à l’alimentation humaine, infestations de poux de mer qui peuvent se propager aux poissons sauvages, etc.[xviii]
Un autre produit de la mer particulièrement populaire, la crevette d’élevage, présente un bilan tout aussi inquiétant. Quelque 51 % des crevettes consommées dans l’UE sont issues de l’élevage et la majeure partie des crevettes présentes sur les marchés européens sont importées. L’UE a un taux d’autosuffisance de 11 % en crevettes, c’est-à-dire qu’elle est capable de produire un peu plus d’un dixième de ce qu’elle consomme actuellement. [xix] Des rapports sur le sujet notent que l’aquaculture de crevettes destinées aux marchés d’exportation alimente la déforestation des mangroves[xx] et, dans certains cas, le travail forcé.[xxi]
On ne compte plus les reportages dénonçant les effets néfastes du saumon d’élevage sur l’environnement et sur la santé.
Qui possède quoi ? Qui obtient quoi ?
Bien que dotées d’un grand potentiel de transformation, les initiatives de pêcheries communautaires ne sont pas non plus une solution miracle et ne suffisent pas à garantir des fonctionnements équitables et justes dans les entreprises de pêche. « Avec la hausse du coût des navires, des technologies et des assurances, les économies se font sur la main-d’œuvre. Dans la pêche hauturière en particulier, de grands conglomérats recrutent leurs pêcheurs parmi les pays les plus pauvres du monde, ce qui conduit à l’explosion d’une main-d’œuvre migrante avec des salaires très faibles et pour beaucoup sans réels contrats de travail. »[xxii] Les pêcheries communautaires, en garantissant une sécurité de marché avec des prix fixes et équitables pour les pêcheurs, peuvent faire baisser les incitations à économiser sur les coûts de main-d’œuvre, à compromettre la sécurité des travailleurs ou à maximiser les quantités de poissons au détriment des écosystèmes. De plus, les échanges et interactions suscités par la vente directe permettent une certaine transparence sur la structure de l’entreprise et le type d’emplois qu’elle crée.
Pratiquer une pêche durable ne se limite pas à adopter des pratiques respectueuses de l’environnement. Travailler sur un bateau de petite taille qui utilise des cannes à pêche pour cibler des espèces dont les stocks sont en bonne santé ne garantit pas l’absence de situations d’exploitation ou de conditions de travail injustes. Les salaires peuvent être faibles pour l’équipage, et la femme du pêcheur peut ne pas être rémunérée alors qu’elle gère toute la vente directe. Ainsi, le rôle des consommateurs est d’encourager non seulement des pratiques de pêche écologiquement durables, mais aussi des conditions équitables pour les travailleurs. La vente directe et les autres dispositifs d’échange mis en place au sein des pêcheries communautaires donnent accès aux mangeurs de poissons à cet aspect de la durabilité, et leur permettent de soutenir des pratiques plus justes.
Comme mentionné plus haut, les femmes jouent souvent un rôle important dans la vente directe et, dans certains cas, la loi encourage cette division sexuée du travail en stipulant que seul un membre de la famille du pêcheur est autorisé à vendre le poisson. Si cela peut sembler encourager les modèles commerciaux familiaux, cela peut également créer des dépendances et porter atteinte aux droits du travail. En France, les femmes qui s’occupent de la commercialisation du poisson pêché par leur conjoint exercent sous le statut de ‘conjointe-collaboratrice’ dans l’entreprise de leur mari, et sont donc exposées en cas de divorce, décès, etc. à perdre leur emploi et leurs avantages.
Comme l’explique une pêcheuse de Normandie qui bénéficie de ce statut :
« La création du statut de « conjoint collaborateur » a représenté une avancée certaine pour de nombreuses femmes du secteur de la pêche. Pour toute une génération de femmes qui avaient travaillé dans le secteur sans aucune reconnaissance, ce changement a apporté plus de droits et de visibilité. Mais pour moi et mes collègues, ce statut est encore très précaire. Les gens ne se rendent pas compte de la quantité de travail que représente la gestion des ventes directes et des obligations administratives. Dans certaines entreprises, cela représente plus qu’un emploi à temps plein. Pourtant, avec ce statut, nous ne sommes pas des salariés, nous cotisons juste pour notre retraite… en espérant que notre mari n’ait pas d’accident qui l’oblige à arrêter de travailler. »
Les femmes jouent un rôle fondamental dans la pêche artisanale.
Acheter, cuisiner et manger du poisson
S’il existe de nombreux exemples de pêcheries communautaires et de vente directe des produits de la pêche artisanale en Europe, ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble du secteur. Cependant il est possible de contribuer à renforcer et à étendre ce type d’initiatives en achetant, en cuisinant et en mangeant du poisson des pêcheurs artisans, sans s’imposer une trop grande rigueur ou une régularité absolue. En effet,
Une même personne peut s’approvisionner auprès des deux systèmes [conventionnel et alternatif] d’une fois sur l’autre, et pour des raisons qui peuvent parfois se rejoindre : recherche d’un meilleur prix, d’une meilleure qualité, d’aliments locaux, écolabellisés ou biologiques vendus en supermarché. Tant que cette personne vise à aligner ses intérêts sanitaires et économiques, on peut considérer qu’elle cherche à adopter une démarche altruiste et éthique. Il serait donc quelque peu artificiel de chercher à discriminer les consommateurs selon les préférences pour les canaux conventionnels ou alternatifs. [xxiii]
Les types de choix d’achats de produits de la mer sont largement conditionnés par le lieu de résidence. L’accès en poisson frais est probablement beaucoup plus facile pour les personnes qui vivent près de la mer, qui peuvent se fournir directement auprès de pêcheurs qu’ils connaîtraient, ou via des outils cartographiques dédiés à la vente directe de poisson, comme par exemple la carte interactive créée par Pleine Mer en Europe, ou le Seafood Finder créé par Local Catch en Amérique du Nord.
Pour les personnes qui vivent loin des lieux de pêche, une série de réseaux de distribution et/ou d’intermédiaires solidaires peuvent faire le lien entre pêcheurs et mangeurs. Cependant, à mesure que le nombre d’intermédiaires augmente, les critères ou les principes de base qui guident les relations tout au long du parcours deviennent de plus en plus importants. Un moyen fiable de s’assurer qu’un réseau de distribution soutient réellement la pêche artisanale consiste à vérifier que les pêcheurs fixent eux-mêmes les prix. Cela leur garantit en effet un revenu de base, qui leur permet, plutôt que de maximiser les captures, de privilégier la qualité du poisson, des conditions de travail justes et des pratiques durables.
Un autre critère d’importance est la propriété du réseau de distribution : Appartient-il aux pêcheurs ? Si non, quelles relations les propriétaires entretiennent-ils avec les pêcheurs ? Voici quelques exemples de réseaux de distribution français appartenant à des pêcheurs :
– Le Bateau de Thibault et Les Paniers de la petite Laura sont deux initiatives basées en Normandie, dans lesquelles un membre de la famille du pêcheur fournit une communauté de consommateurs par livraison, à l’aide d’un camion frigorifique. Ce type de système fonctionne particulièrement bien en Normandie du fait de la proximité du marché parisien.
– Côté Fish est un système similaire de commande en ligne, mis en place par deux jeunes pêcheurs artisans du port du Grau du Roi. Le poisson est éviscéré et mis sous vide avant d’être envoyé au consommateur.
– La plupart des pêcheurs en plongée, dont les produits de grande qualité sont souvent très chers et difficiles à écouler sur les marchés locaux, utilisent également ce genre de systèmes de livraison en direct au consommateur. Des entreprises comme « Pour de Bon » et « Chronofresh » leur permettent d’envoyer leurs produits dans les grandes villes.
Il existe également des réseaux de distribution qui n’appartiennent pas à des pêcheurs, comme par exemple les « boutiques circuits courts » ou « poissonneries éthiques » qui achètent à prix juste du poisson à des pêcheurs artisans pour le revendre aux consommateurs. Ces initiatives peuvent être très utiles aux pêcheurs artisans car elles leur permettent d’accéder à des marchés et à des consommateurs auxquels ils ne pourraient pas vendre autrement.
Dans les endroits qui ne comptent pas encore de tels réseaux, les poissonneries indépendantes sont un autre endroit où les acheteurs peuvent poser des questions sur la provenance du poisson, les intermédiaires avec lesquels ils travaillent, la possibilité d’acheter directement aux pêcheurs, les types d’engins de pêche utilisés. Au-delà de favoriser les interactions sociales et d’ouvrir des espaces de discussions sur la pêche, se fournir préférentiellement auprès de poissonneries indépendantes plutôt que dans les grandes chaînes de supermarchés contribue à contrer la concentration du pouvoir dans le secteur de la distribution des produits de la mer.
Pour les personnes qui vivent loin des lieux de pêche, une série de réseaux de distribution et/ou d’intermédiaires solidaires peuvent faire le lien entre pêcheurs et mangeurs.
Qu’en est-il des systèmes de certification ?
Les labels ou systèmes de certification peuvent dans certains cas être des outils utiles pour rétablir la confiance dans certains produits de la mer en permettant d’apporter des informations supplémentaires sur la provenance du poisson, sans qu’une interaction avec le pêcheur ou le poissonnier soit nécessaire. En Espagne, des initiatives telles que le label Pescado de Conil ont montré que les premiers effets peuvent être lents à venir, mais qu’au final, le label contribue à augmenter les prix et la demande.[xxiv] « Il n’est pas évident de changer les marchés mondiaux, mais il est possible d’induire des changements dans les marchés locaux au profit de la pêche artisanale qui soient acceptés par les consommateurs, qui exigent des produits de qualité et locaux. »[xxv]
Cependant, toutes les sortes de labels ne se valent pas. Selon certaines critiques, « l’étiquetage et la certification écologiques privatisent la gouvernance des pêches en créant de nouvelles institutions dotées de droits de propriété. Les labels et les organismes de certification attribuent des droits et des responsabilités aux entreprises labellisées qui leur ouvrent l’accès à de nouveaux marchés. »[xxvi] Le Marine Stewardship Council (MSC), l’un des plus importants organismes de certification des produits de la mer, a été fortement critiqué pour ses orientations favorisant la pêche industrielle. En effet le coût associé aux frais d’évaluation et de certification par le MSC est élevé et peut exclure les petites entreprises de pêche.[xxvii]
A l’aide d’une analyse exhaustive de toutes les pêcheries certifiées MSC depuis l’origine du label, l’association de recherche BLOOM a pu mettre à jour un biais significatif : « Contrairement à ce qu’il affirme, le label MSC certifie en fait principalement des pêcheries industrielles destructrices »,[xxviii] déclarait Frédéric Le Manach, directeur scientifique de BLOOM et auteur principal de l’étude. « En examinant la communication du MSC, nous avons pu dévoiler que le label MSC cachait sa préférence pour la pêche industrielle en mettant principalement en avant la pêche côtière à petite échelle ayant un faible impact sur l’environnement marin »,[xxix] poursuit-il.
Figure 1 : Évolution des captures certifiées MSC par engin (A : en quantité de captures ; C : en nombre de pêcheries) et par taille (B : en quantité de captures ; D : en nombre de pêcheries), 2000-2017. La catégorie « engins passifs » des graphiques A et C inclut les filets maillants, les palangres et autres hameçons et lignes, les casiers et les pièges, ainsi que d’autres engins opérés à la main (ex. sennes de plage, râteaux).[xxx]
La qualité incomparable du merlu de ligne de Saint-Jean-de-Luz.
Qualité des produits de la mer
Les produits de la mer sont souvent vantés pour leur fraîcheur et leur qualité, pourtant ces paramètres varient largement selon le type de pêche pratiqué. Ainsi les pêcheurs artisans, qui sont moins longtemps en mer et s’éloignent moins des côtes, débarquent leur poisson peu de temps après sa capture. En revanche, un grand chalutier peut s’éloigner du port pendant une à deux semaines et à la débarque, le premier poisson pêché peut avoir déjà passé deux semaines sur la glace du bateau. Il est ensuite vendu à la criée et acheté par un intermédiaire qui l’envoie à un poissonnier, ce qui peut prendre trois jours. Si le poissonnier achète le poisson le lundi et qu’il est acheté par le client le vendredi, le poisson peut déjà avoir plus de trois semaines ! La qualité est donc fortement conditionnée par le type de pêche pratiquée, et le poisson pêché à la ligne a tendance à être de meilleure qualité, notamment parce qu’il est capturé plus près du port et passe moins de temps sur la glace avant d’être consommé.
Les différentes techniques de pêche ont également un impact sur la qualité de la chair. Celle du poisson pêché à la ligne, par exemple, est considérée comme excellente. En revanche, le poisson provenant d’un chalutier de haute mer sera moins qualitatif : le poisson restera d’abord quelques heures dans un filet dragué au fond de la mer, puis sera stocké dans le bateau pendant quelques jours ou semaines. Pour pêcher la lotte, certains bateaux mettent les filets dans l’eau pendant plus de 3 jours, ce qui fait que le premier poisson capturé restera plus de temps mort dans l’eau. Pour pêcher le rouget, en revanche, les filets des pêcheurs artisans ne restent dans l’eau que 20 à 60 minutes, ce qui garantit une excellente qualité du poisson. Ces différences entre les pratiques de pêche impactent ainsi non seulement les écosystèmes mais aussi la qualité du poisson fourni aux consommateurs.
Au-delà des aspects de techniques et de délai entre capture et débarque, la façon dont un poisson est abattu a également un impact significatif sur la qualité de sa chair. La méthode d’abattage « Ikejime », en particulier, garantit un poisson de très haute qualité. Cette technique traditionnelle japonaise consiste à tuer le poisson rapidement après sa capture, à lui sectionner la moelle épinière et à le vider de son sang afin de garantir une qualité élevée après sa maturation. En procédant ainsi, « Les influx nerveux ne passent plus à la chair, qui ne reçoit pas l’information de la mort. De ce fait, l’inéluctable processus naturel de dégradation est considérablement retardé. (…) La chair d’un poisson ikejime se conserve mieux et est supérieure gustativement ». Elle peut être conservée jusqu’à 20 jours et conserver sa qualité, alors qu’un poisson abattu sans utiliser cette méthode perd plus rapidement sa fermeté et sa fraîcheur »[xxxi] Au Japon, où la majorité des poissons de qualité sont traités de cette manière, la méthode est née d’une vision bouddhiste de la mort donnée à l’animal : celui-ci doit souffrir le moins possible et doit être valorisé au maximum. »[xxxii]
Encadré 1 : Comment évaluer la qualité d’un poisson ?
Voici quelques critères utiles pour évaluer la qualité et la fraîcheur d’un poisson :
1. Corps : il doit être ferme, rigide ou arqué. En vieillissant le corps grise, se ramollit et perd de son élasticité.
2. Peau : elle doit être luisante avec des scintillements métalliques, recouverte d’un mucus transparent, et les écailles doivent être bien fixées. Une peau endommagée, craquelée, laiteuse ou décolorée et des écailles détachées sont des signes de perte de fraîcheur.
3. Yeux : ils doivent être clairs, vitreux et bombés, et non laiteux ou enfoncés.
4. Branchies : elles doivent être brillantes, humides et rouges ou au moins roses. Un poisson qui perd en fraîcheur aura des branchies sèches, brun grisâtre voire malodorantes.
5. Ventre : il doit briller, être intact, ne pas être étiré ou avoir des taches vertes. L’ouverture anale doit être fermée et non saillante ou de couleur jaune-brun.
6. Odeur : elle doit être douce et agréable. Un poisson avarié dégage une forte odeur de triméthylamine et de pourriture.
Quelques critères simples permettent de choisir des poissons de qualité.
Cuisiner et manger du poisson
La consommation des produits de la mer varie selon les cultures gastronomiques. En général, l’achat de poissons entiers permet de mieux évaluer la qualité et la fraîcheur du poisson. Souvent, un poisson vieux ou de mauvaise qualité sera dissimulé sous une présentation en filets. Le poisson frais étant facilement périssable, il faut le nettoyer et l’éviscérer au plus vite pour pouvoir le garder. La température idéale de conservation est à 2°C, mais ne doit pas être inférieure car la congélation peut créer des cristaux de glace dans la chair qui risquent de l’altérer.
L’achat de poissons entiers contribue également à réduire le gaspillage alimentaire. Toutefois, le manque de familiarité avec la manipulation et le dépeçage des poissons entiers, ainsi que le manque de connaissances sur ce qu’il convient de faire avec les parties moins utilisées constituent des obstacles à cette démarche. Une façon de s’assurer que le poisson est le plus frais possible est de l’acheter entier, mais en demandant éventuellement au poissonnier de le précouper. Il est possible de le découper vous-même si vous disposez d’un couteau bien aiguisé. Chaque poisson est différent mais la préparation des produits de la mer fait l’objet de nombreux tutoriels vidéos et il existe de plus en plus de recettes, d’idées, d’explications et de livres sur la façon d’utiliser le reste du poisson, du fumet de poisson à l’engrais de jardin.
Un exemple de livre de recettes écrit par Serge Doux, ancien marin pêcheur, et illustré par Julie Bossard.
Conclusion
Nous espérons que ce dossier contribuera à éveiller des curiosités et qu’il incitera les mangeur·se·s de produits de la mer à faire des choix d’achat adaptés à leur contexte et à leur environnement. Les conseils qui suivent pourront guider cette démarche :
– Il est important de savoir qui pêche – essayez de créer du lien avec les pêcheurs qui vous fournissent et/ou de vous familiariser à leur quotidien.
– Les pêcheries communautaires sont diverses et en constante évolution, et elles peuvent avoir des logistiques différentes. Elles se rejoignent toutefois sur des principes fondamentaux qui visent la redistribution des richesses et du pouvoir dans le secteur de la pêche, des pratiques plus durables qui privilégient la qualité à la quantité, l’amélioration des conditions de travail et le lien au sein des communautés.
– Votre engagement pour une pêche durable pourra varier selon votre lieu de résidence. Des réseaux de distribution et des intermédiaires peuvent aider les communautés à soutenir les pêcheurs, mais ils doivent être mis en place de manière volontaire. Un système qui soutiendrait réellement les pêcheurs devrait : fixer les prix en avance, demander un pré-paiement des commandes, être détenu par les pêcheurs eux-mêmes.
– Il existe une grande variété de manières de pêcher. Le mangeur de poisson peut se renseigner sur le type de pêche pratiqué en interrogeant le pêcheur sur la taille du bateau, sa propriété, les lieux et les moments de pêche, les engins utilisés, l’abattage du poisson, sur ses préoccupations ou sur les défis auxquels il est confronté. Ainsi, il peut se familiariser avec les réalités de la pêche et de l’écologie marine mais également montrer aux pêcheurs qu’il ne choisit pas seulement son poisson en fonction du prix.
– La pêche est un travail difficile, et pouvoir manger des produits de la mer doit être considéré comme un luxe. Portez une grande attention à l’endroit où vous achetez, à la qualité des produits de la mer et à la manière d’utiliser et de valoriser le poisson entier dans votre cuisine.
– Manger des produits de la mer locaux et durables est un bon début pour encourager une transition durable et équitable dans le secteur de la pêche, mais ce seul choix de consommation n’est pas suffisant. Les multinationales se réapproprient le langage des « produits de la mer locaux et durables » pour vendre le poisson issu des chalutiers géants. Les pêcheries communautaires offrent un cadre au sein duquel consommateurs et pêcheurs artisans peuvent s’organiser collectivement contre ces multinationales, et en faveur de systèmes alimentaires qui nourrissent les communautés, régénèrent les écosystèmes et fournissent des moyens de subsistance décents et dignes.
[i] Jelto Makris, Zoe W. Brent, et Thibault Josse, ‘Une pêche industrielle dangereusement efficace : comment les multinationales néerlandaises menacent la pêche artisanale européenne’ (Amsterdam: Transnational Institute (TNI), Pleine Mer & URGENCI, Octobre 2021), https://www.tni.org/en/publication/dangerously-efficient-industrial-fishing.
[ii] José J Pascual-Fernández, Cristina Pita, et Maarten Bavinck, ‘Small-Scale Fisheries Take Centre-Stage in Europe (Once Again)’, dans Small-Scale Fisheries in Europe: Status, Resilience and Governance (Springer, 2020), 7.
[iii] Makris, Brent, et Josse, ‘Une pêche industrielle dangereusement efficace : comment les multinationales néerlandaises menacent la pêche artisanale européenne’.
[iv] La majorité des exemples de ce dossier sont issus du travail de terrain réalisé par les auteurs à travers la France entre 2019 et 2021, mais reflètent des tendances qui se retrouvent dans d’autres pêcheries européennes.
[v] Lisa M. Campbell et al., ‘From Vegetable Box to Seafood Cooler: Applying the Community-Supported Agriculture Model to Fisheries’, Society & Natural Resources 27, no. 1 (Janvier 2014): 91, doi:10.1080/08941920.2013.842276.
[vi] Mac Corriston, 2002; McClenachan et al., 2014, cité dans Frédéric Salladarré et al., ‘Some Good Reasons for Buying Fish Exclusively From Community-Supported Fisheries: The Case of Yeu Island in France’, Ecological Economics 153 (Novembre 2018): 172, doi:10.1016/j.ecolecon.2018.07.017. No Reference
[vii] Dans leur version complète : https://localcatch.org/core-values/
[viii] Pascual-Fernández, Pita, et Bavinck, ‘Small-Scale Fisheries Take Centre-Stage in Europe (Once Again)’, 6.
[ix] Brinson et al., 2011; Stoll et al., 2015, cité dans Salladarré et al., ‘Some Good Reasons for Buying Fish Exclusively From Community-Supported Fisheries’, 172.
[x] Salladarré et al., 179.
[xi] Makris, Brent, et Josse, ‘Une pêche industrielle dangereusement efficace : comment les multinationales néerlandaises menacent la pêche artisanale européenne’, 8.
[xii] Pascual-Fernández, Pita, et Bavinck, ‘Small-Scale Fisheries Take Centre-Stage in Europe (Once Again)’, 6.
[xiii] Voir : https://www.pourdebon.com/ki-dour-mor-s155; https://www.pecheries-lelevier.bzh; https://www.pourdebon.com/ltj2-peche-en-plongee-s706; et https://www.facebook.com/WELGA-P%C3%AAche-en-plong%C3%A9e-103637511468990/
[xiv] Voir : https://ec.europa.eu/newsroom/mare/items/664022
[xv] Voir : https://pointe-de-bretagne.fr/non-au-delit-de-sale-gueule-lancement-dune-campagne-pour-la-promotion-des-poissons-oublies/
[xvi] https://newint.org/immersive/2021/09/20/disappearing-senegalese-sardines-fjf
[xvii] https://newint.org/immersive/2021/09/20/disappearing-senegalese-sardines-fjf
[xviii] Fiona Harvey, ‘Global Salmon Farming Harming Marine Life and Costing Billions in Damage’, The Guardian, February 2021, sec. Environment, https://www.theguardian.com/environment/2021/feb/11/global-salmon-farming-harming-marine-life-and-costing-billions-in-damage.
[xix] EUMOFA, ‘The EU Fish Market. 2021 Edition’, European Market Observatory for Fisheries and Aquaculture Products (Luxembourg: Publications Office of the European Union: European Commission, November 2021), 30, 34, https://www.eumofa.eu/documents/20178/477018/EN_The+EU+fish+market_2021.pdf/27a6d912-a758-6065-c973-c1146ac93d30?t=1636964632989.
[xx] Coralie Thornton, Mike Shanahan, et Juliette Williams, ‘From Wetlands to Wastelands: Impacts of Shrimp Farming’, Wetland Science and Practice 20, no. 1 (March 2003): 48–53, doi:10.1672/0732-9393(2003)020[0048:FWTWIO]2.0.CO;2.
[xxi] https://www.theguardian.com/global-development/2015/dec/14/shrimp-sold-by-global-supermarkets-is-peeled-by-slave-labourers-in-thailand
[xxii] https://seafarersrights.org/seafarers-subjects/fishers-and-plunders/why-are-fishers-such-a-vulnerable-workforce/
[xxiii] Salladarré et al., ‘Some Good Reasons for Buying Fish Exclusively From Community-Supported Fisheries’, 173.
[xxiv] Jose Pascual-Fernandez et al., ‘Markets, Distribution and Value Chains in Small-Scale Fisheries: A Special Focus on Europe: Analysis and Practice’, in Transdisciplinarity for Small-Scale Fisheries Governance, ed. R. Chuenpagdee et S. Jentoft, MARE Publication Series 21 (Springer International Publishing, 2019), 157, doi:10.1007/978-3-319-94938-3_8.
[xxv] Pascual-Fernandez et al., 160.
[xxvi] Pascual-Fernandez et al., 148.
[xxvii] Pascual-Fernandez et al., 148.
[xxviii] Voir : https://bloomassociation.org/imposture-msc/
[xxix] Voir : https://bloomassociation.org/imposture-msc/
[xxx] Frédéric Le Manach et al., ‘Small Is Beautiful, but Large Is Certified: A Comparison between Fisheries the Marine Stewardship Council (MSC) Features in Its Promotional Materials and MSC-Certified Fisheries’, PLOS ONE 15, no. 5 (Avril 2020): 7, doi:10.1371/journal.pone.0231073.
[xxxi] Melin, 2020 cité dans Manon Plouchart, ‘L’Ikejime Pour Soutenir La Pêche Durable’ (Quiberon, France: Association Pleine Mer, Septembre 2021), https://associationpleinemer.com/wp/2021/09/22/likejime-pour-soutenir-la-peche-durable/.
[xxxii] Plouchart.
2 commentaires :